La forme des cavernes - par Julien Beauche

Nouvelles & Extraits

Article publié le mercredi 20 juillet 2011 par Cyrallen

Description de la nouvelle par l’auteur

Cette nouvelle m’a été inspirée par mes nombreuses lectures de J.-H. Rosny aîné, Jack London et Francis Carsac. Il s’agit d’une vieille histoire banale, référencée, marquée par le saut de la jeunesse. Aussi, sa chute expéditive est volontairement vaine, quelque peu surannée et franchement amusante. J.L.S

La forme des cavernes :

« Ecoutez, ô mes frères, dit le vieux conteur des collines, il y a bien longtemps, bien avant que vos pères et vos mères aient foulé le sol de la terre brune, existait un être extraordinaire, un être d’une force surhumaine que nul n‘avait touché, ni même approché de peur que les ténèbres recouvrent le ciel de nos vallées. Il vivait reclus là-bas dans l’une de ces cavernes, au plus profond ; dans les entrailles de la Terre pensent les anciens. On avait peint au dedans des choses étranges, qu’aucun être ne pouvait comprendre ; on avait découvert des ossements, çà et là, dans diverses excavations. Un jour l’on trouva notre art effacé sous des pétroglyphes dont nous ne connaissions point l’origine. Une nuit, un grognement sourd se fit entendre dans la vallée. Toute la tribu des Hyas s’en fut vers l’ouest là où le soleil les guide avant de disparaître, puis ce fut la nuit noire, et de très loin les Hyas entendirent encore les grognements épouvantables. « Oh ! N’allez point croire que toute cette histoire se termine sans la moindre découverte, aussi macabre fût-elle, et que les hommes témoins de ces évènements fussent bien dans leur chair ! Bien avant que vos aïeux eussent ouvert les yeux sur notre terre, bien avant que moi-même, qui suis le plus vieux d’entre vous, j’eusse été une petite graine, la forme existait déjà, et les Hyas la combattirent sans la voir. Ils durent fuir afin d’éviter tout contact avec elle. Elle tuait. Quoique les Hyas, qui étaient de rustres et vaillants chasseurs, ne pouvaient guère lutter contre la forme. « Elle en extermina deux, les plus faibles et jeunes de la tribu. Les autres Hyas battirent en retraite, impuissants. La forme s’avança vers l’un d’eux : il s’appelait Riu et était connu pour ses cheveux fauves, sa barbe de cuivre drue et ses yeux lapis-lazulis très clairs et purs comme l‘âme des anciens. Il fixa la forme, laquelle fit de même. Leurs regards antagonistes soutinrent une puissance enfermée depuis des siècles ; pour Riu, une colère mâtinée de vengeance. La forme, qui n’avait en fait pas de contours bien précis, ni de forme proprement dite, leva en premier son illustre bras, mais Riu, frénétiquement, eut la force de contrer cette attaque irascible et lui assena un coup plein de fureur au visage. La forme cria et Riu disparut. Seuls ses vêtements furent retrouvés après que la forme eut disparu à son tour dans un éclair de lumière. « Les Hyas pleurèrent leurs morts. Les deux plus jeunes : Nonoo et Utr furent rendus au feu à l’aube. Ils étaient nés poussière, ils retourneraient à la poussière. Nous, les hommes d’aujourd’hui, n’invoquons plus ces incantations et les chamanes des contrées isolées, à la lisière du monde de la forme, ne dansent plus à présent. Mais à l’orée des forêts pas encore explorées, la forme subsiste, calme mais désinvolte, attendant des hommes nouveaux avec qui elle pourrait mesurer sa force surhumaine. « Un autre évènement secoua la vallée. Mais cette époque est plus proche de celle de vos parents. J’étais encore petit, les yeux près du sol, et l’horizon dans ce temps-là ne m‘apportait guère les réponses aux questions de vie et de mort que je ne me posais pas encore. J’étais dans les bras de ma mère, accroché à sa poitrine qu’elle m’offrait. N’importe quel guerrier de la tribu Agfo que je voyais entrer et sortir de notre foyer eût pu être mon géniteur. Toutefois, ma mère tut son nom pour que jamais je n’aie à le rechercher. « Cette nuit-là, il y eut eu une lumière blanche et aveuglante qui transperça le ciel de haut en bas, suivie d’un tremblement des nues, et ce fut un flot de couleurs fantastiques qui s’abattit sur le sol, enflamma les fourrés, et au loin les futaies, les sylves qu‘on distinguait à peine. Enfin, les ténèbres nous avaient submergés. J’avais eu vent de la mystérieuse forme qui avait décimé la tribu des Hyas des siècles durant. C’était pour ainsi dire devenu une légende. Mais la venue des ténèbres en plein jour se révélait à moi comme une chose nouvelle. « C’est alors que les Agfo éructèrent des paroles que je ne comprenais point. Le grand Œil-de-Bête, en transe, fut encerclé par les Agfo, eux-mêmes rejoints par d‘autres Agfo. Tous les hommes de la tribu avaient encerclé Œil-de-Bête dansant nu ; les nuages qui apportaient la Mort Electrique investissaient un ciel clair, jusque-là bleu. Il y eut une secousse ; certains jeunes d’aujourd’hui vous diront que la Terre se mit en colère. Un grognement effroyable et fabuleux suscita la peur dans la tribu ; on me dit plus tard que c’était la troisième fois que se manifestait un tel cataclysme, lequel avait rasé toute vie ou presque lors de son dernier passage. Cette fois-ci, ce fut différent. « Tout paressait étrange, presque normal. Pour Œil-de-Bête, qui continuait sa danse occulte, c’était l’œuvre d’un tyran. Mais de quel tyran ? me demandai-je. S’agissait-il d’un tyran dont les forces dépassaient l’entendement ? Cet évènement était-il avant-coureur d’un évènement pis encore ? Nous étions en droit de le penser. Ma mère me serra fort contre sa poitrine. Selon elle, je ne devais pas être le témoin de la destruction des Agfo. Si, quand je serai plus âgé, je devais être un fort guerrier, je combattrai la forme. Mais cette forme demeurait invisible et, de surcroit, invincible. Elle cohabitait avec les hommes depuis la nuit des temps. Elle en était peut-être à l’origine. Elle avait évolué avec eux, en marge. Une telle force pouvait-elle donner la vie ? S’était-elle « régénérée » après que le mystique Riu l’eut tuée ? Je vous pose la question, ô mes frères ! « J’eus le temps de grandir. Je me familiarisai avec les armes, j’aimai les femmes et j’allumai le feu sans l’aide de quiconque. Ma tribu se nommait Remtoc. Nous étions de forts chasseurs. Il y a des lunes de cela, je vous aurais menti que j’étais le chef de la tribu, mais en réalité, nous étions tous des chefs. « Après des jours de marche, après maintes sylves et bois sereins traversés, nous fûmes bien las et l‘épuisement nous cambrait autant que le jour revêtait son manteau d‘ébène. Rien ne présageait une bataille de Nouvelle Terre entre nous autres et la forme des cavernes. Depuis des éternités, elle comptait les hommes qui naissaient sur la Terre, elle les épiait, les chassait, les détruisait. Tous les chamanes avaient rendu l’âme au dernier printemps et nous étions bien esseulés. Je m’arrêtai pour scruter l’horizon, l’horizon qui me tourmentait quand j’étais petit garçon, et je dis aux autres que l‘endroit était sûr, que nous pouvions dormir ici cette nuit sous les astres. « Le lendemain, la forme apparut et décima trois de nos hommes. Elle savait à qui s’attaquer. Trois chasseurs étaient morts et je me retrouvai presque seul. Je fis un geste à Daboo qui allait affronter notre ennemie. Je me sentais désœuvré. C’est alors que Daboo planta sa pique dans les entrailles de la forme. Elle hurla. Cet être magnifique (et combien pernicieux) hurlait à la mort. Du revers de sa main immense, la forme se débarrassa de mon fidèle comme d’un vulgaire insecte, lequel dévala la colline jusqu’en bas dans les bauges. « Je me retrouvai seul face à la forme qui apparaissait et disparaissait comme un éclair, une puissance électrique. Elle rugit. Je mugis. Rien ne se passa. À présent, la nuit nous encerclait. Je faisais face à la forme qu’il m’était impossible de décrire, quoiqu‘elle se présentait enfin à moi. Aujourd’hui encore, je serais incapable de vous en parler intelligiblement. Pour tout vous dire, ô mes frères, elle ressemblait, de prime abord, à ces grands poissons des eaux infinies, hormis ses yeux, que je comptais au nombre de six. Elle se tenait debout sur deux membres robustes et rocailleux, avait des bras comme les nôtres, des mains démesurées, et avait le poitrail semblable à ces grands lions aux crinières de feu. Il s’agissait d’un poisson protéiforme qui n’avait sans doute point fini sa métamorphose. Je la frappai un premier coup, qui fut l‘unique. Elle disparut et le ciel recouvra son céruléen naturel ; le soleil inonda de sa puissante lumière les clairières à l‘entour. « Pourquoi est-ce que la forme m’a épargné ? me demandai-je. Au pied de la colline où Daboo avait été projeté, il n’y avait plus rien. Son corps avait disparu. Je ne pourrai vous l’expliquer. « Quelques lunes plus tard, je retrouvai une tribu d’hommes différents de moi. J’avais regagné la mer, la mer qui ne semble jamais finir. Nyf, une jeune guerrière, m’apporta un bol dans lequel se trouvait une substance jaunâtre, mi-liquide, mi-solide, qui semblait vivante ; Nyf me dit que cette substance s’appelait Ombre. Le chef de la tribu, Demje, s’approcha de moi et me dit que j’étais l’homme qu’ils attendaient. L’homme qui était l’envoyé du ciel pour combattre la forme qui avait anéanti jadis les chamanes de la tribu. Demje me confia que la forme était apparue avec la Terre, bien avant que la plus petite vie n‘entre en éveil, durant l’ère des cataclysmes venus de l‘espace. Demje ne me parla point avec ces mots, mais je compris son langage. Parfois, il formait un cercle bien fermé avec son poing, et avec son autre main, les doigts tendus, il mimait toutes sortes de « formes » que je ne comprenais pas. Toutes ces formes allaient pour ainsi dire en direction de son poing qu’il tenait toujours fermé, lequel représentait un astre, une planète, la Terre, peut-être. Je pensais être en face d’une âme sur-intelligente, une âme immortelle. Demje invoqua une certaine force et posa l’avers de sa main sur mon front, puis Nyf me donna de ses mains Ombre.

_ C’est quoi Ombre, vieux ? demanda Flanc-de-Mammouth. _ Ombre c’est la chose qui devait détruire la forme, répondit le vieux conteur des collines. Demje me l’expliqua comme tel et je fus envoyé à la recherche de la forme. « Il me fallut une saison et deux lunes pour retrouver la trace de la forme. Je flairai le mal lorsque j’approchai de mon but. J’hypertrophiai mes muscles, réunis le reste de forces au-dedans de moi, pris une grande inspiration et m’engagea au fond de l‘antre. Sur les murs, des formes géométriques étaient représentées au-dessus d’hommes qui semblaient pétrifiés : comme notre ancienne tribu lorsque les couleurs sont tombées du ciel, jadis. Un grognement me figea d‘angoisse. Je voulus battre en retraite mais je poussai un cri ; la forme grogna à nouveau et, de concert, nous hurlâmes. Alors la forme s’approcha de moi. J‘eus l’impression d’un songe : elle n’avait point l’apparence de notre dernier affrontement. Elle ressemblait à un homme très grand et très fin, sans squelette, dont la peau aurait pu se distendre encore et encore jusqu‘à l‘infini. Avec Ombre, je savais que j’étais en position de force, mais je ne pus empêcher la peur de me défier. La peur : celle qui vous paralyse tous les membres et vous fait battre le cœur plus vite encore. La forme grogna à nouveau, plus fort cette fois-ci. Cela ressemblait à un chant, une lamentation. Je sortis Ombre de l’intérieur de mon habit et la posai aux pieds de la forme. Ombre sortit du bol, s’étala, jaune et lumineuse, sur le sol de la caverne, et s’avança en rampant vers la forme qui, elle, reculait à pas mesurés. Croyez-moi, ô mes frères, croyez-moi ! « La forme commença alors à se décomposer, mais cela était indescriptible, c’était comme si Ombre, d’une force plus puissante encore que la force de la forme, rappelait sa créature dans les ténèbres. Une lumière blanche et bleue aveuglante sortit du fond de la caverne et absorba la forme alors que Ombre la revêtait tout entière de son manteau lumineux et l’ingérait entièrement. La forme ne manquait pas de se débattre dans un ultime effort. Cependant, je sus que cette chose était battue ; que Ombre, d’une force inimaginable, l’avait renvoyée d’où elle venait. Cette substance était certainement à l’origine de la forme, ou bien elle était cette force, enfouie sous la terre depuis sa création ; eût-elle été à l’origine de l’apparition et de la destruction de la forme ? « C’est ainsi que la forme disparut dans les entrailles de la terre pour ne jamais en ressortir. Je n’en crois toujours point mes yeux. Faites attention dans les collines, ô mes frères, il y a tant de corps ensevelis qui sont appelés à reparaître un jour. »

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