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"Le Défi" de Michel Rozenberg
Nouvelles & Extraits
"Le Défi" de Michel Rozenberg
Alain Detry arriva à la côte le 10 novembre 2000, par une grise journée d’automne.
Ce qui frappe tout d’abord le touriste en arrivant à Bredene, c’est sa plage. S’offre aux visiteurs une belle étendue de sable fin et blanc. De nombreux coquillages s’y échouent : couteaux très prisés par les enfants qui les échangent contre des fleurs en papier, ou classiques coquilles _ vides rejetées par la marée basse.
Vient ensuite le village, à quelques centaines de mètres à l’intérieur des terres. Il s’ouvre sur une longue rue, l’artère principale, bordée de nombreuses habitations et de rares magasins pauvrement achalandés, dont l’étalage décevra l’amateur de lèche-vitrines.
Il existe un dernier accès, souvent ignoré des touristes. Il passe par l’arrière-pays. Les maisons y sont rares, distantes les unes des autres. Le quartier génère un agréable sentiment d’espace, propice à la réflexion.
Detry avait remué ciel et terre pour entrer en contact avec le nouveau gérant du camp de vacances où il avait souvent séjourné dans son enfance. Son intention était de louer le bâtiment principal, bien que, d’après ses informations, le domaine ne fût plus guère occupé sporadiquement que par des scouts pendant l’été.
Il avait également tenu à visiter les lieux. Bien sûr, d’importantes modifications avaient dû être effectuées depuis l’époque où il fréquentait les colonies. Il espérait néanmoins retrouver l’ambiance encore si présente dans ses souvenirs, empreints de ses émois d’adolescent en quête de sensations fortes et de flirts sucrés.
Le tour du propriétaire lui laissa un sentiment mitigé, sans pour autant le décourager.
« Autre époque, autre atmosphère », se dit-il.
Faisant taire toute amertume, il accepta sans discussion les conditions de location. Il convint d’emménager en novembre. Il lui restait une quinzaine de jours pour régler quelques problèmes pratiques.
Il mit ce temps à profit pour se préparer. Depuis plusieurs semaines — en réalité plusieurs mois, mais il refusait d’en prendre acte — il ne parvenait plus à écrire. Son moral était bas, son énergie déclinante, sa créativité au point mort. Il espérait se remettre au travail dans les meilleurs délais. Après une brève hésitation — il aspirait avant tout au calme et à la réflexion — il décida de n’emporter que quelques vêtements, un bloc de feuilles vierges et quelques stylos et crayons, ainsi qu’un manuscrit déjà bien avancé.
Il avait toujours été prolixe. Son œuvre comptait plus de vingt ouvrages portant sur des sujets très divers, de la philosophie au roman policier en passant par deux essais sur l’érotisme. Bien qu’ignoré par la gent littéraire pour n’avoir jamais voulu s’inscrire dans un genre, il était cependant respecté de ses pairs pour avoir, à moins de trente ans, réussi à plaire dans tous les styles. Son public acclamait chacun de ses livres comme s’il avait accompli une prouesse.
Bill Wallony, septuagénaire confirmé, était sans conteste le plus grand écrivain de fantastique de l’époque. À son palmarès figurait entre autres le très célèbre L’Emprunte qui avait vivement intéressé les studios d’Hollywood, d’où était sorti dans les années 1990, un excellent long-métrage qui avait explosé tous les plafonds du Box Office. Il était également l’auteur du non moins réputé recueil Les 100 portes de l’étrange qui totalisait cent nouvelles d’excellente facture et qui faisait figure de référence dans certaines universités francophones où était enseigné cette littérature.
Certaines indiscrétions donnaient toutefois à entendre qu’il traversait, depuis quelques temps, une période difficile. Son imagination légendaire semblait lui faire défaut. La rumeur disait qu’il s’était entouré de plusieurs écrivains de moindre renommée pour rédiger ses textes. La même source indiquait qu’il prenait ombrage du succès grandissant de son concurrent, dont la verve, lui semblait-il, était liée à sa propre absence d’inspiration. Ce phénomène, aussi absurde pouvait-il paraître, le mettait hors de lui.
Réputé pour ses prises de position catégoriques, sa mauvaise foi sans limites et un langage des plus crus, Wallony se mit en tête de briser le moral de son rival. Il commença par le faire suivre sans répit. Des sbires notaient dans quels endroits il se rendait, ce qu’il y faisait, ce qu’il y achetait, qui il rencontrait.
Mais son cadet s’était pris au jeu et avait mis un point d’honneur à briser le cycle des filatures en semant les hommes systématiquement. La tactique changea brusquement. Des acolytes harcelèrent alors le jeune auteur par écrit, à coup de courriers désobligeants et menaçants, mais dans certaines limites pour éviter tout recours à la justice.
Lassé une fois de plus par l’absence de toute réaction escomptée, le vieux romancier modifia à nouveau sa stratégie. Quelques messages anonymes odieux furent déposés sur le répondeur de son rival, sans effets apparents. Contraint de revenir à des pratiques plus classiques, il finit par se contenter de déclarer publiquement qu’il anéantirait son adversaire par ses écrits. Sous sa plume — ou plutôt sous celles de ses nègres — parurent alors plusieurs nouvelles médiocres, rassemblées en recueil. Les mauvaises langues et les journalistes à sensation y lurent en filigrane sa volonté de vengeance. Les âmes plus sensibles y virent surtout le signe évident de son déclin.
Une fois de plus, Detry eut la sagesse de garder profil bas. Il se refusa à toute joute publique et préféra le silence à la contre-attaque. Paradoxalement, son inspiration semblait plus intarissable que jamais, tandis que son aîné continuait à publier des ouvrages d’une banalité de plus en plus flagrante. Aussi ne fut-il pas étonné de voir Wallony redoubler d’effort pour l’importuner. C’est ainsi qu’il reçut une invitation de l’animateur vedette de « Grand public », une émission de face-à-face littéraire, affectionnée en particulier par les amateurs de programmes à sensations, à l’instar du « Loft » et autres émissions de même calibre.
Malgré son appréhension à entrer dans ce qu’il pressentait être un piège tissé par son aîné, Detry accepta, intéressé par le thème du programme : les muses.
Cette soirée resterait à jamais gravée dans son esprit. Wallony avait esquivé la première question de l’émission qui concernait la définition de l’inspiration. Répondre l’aurait placé dans une situation délicate eu égard à ses dernières publications. Ne pas le faire l’aurait par contre ridiculisé aux yeux du public. Aussi avait-il eu d’emblée recours à un stratagème soigneusement mis au point. Un long silence avait électrisé l’atmosphère. _ Il avait attendu le dernier moment pour réagir. Avec une lenteur agaçante il avait alors — à la surprise générale, personne n’ayant entendu parler d’une nouvelle œuvre — sorti un livre de sa poche pour le brandir, tel un trophée sportif, au-dessus de sa tête. Puis il l’avait jeté au visage de Detry en le présentant comme son dernier roman fantastique et en défiant le jeune homme d’écrire le moindre texte après l’avoir lu. Il avait ajouté que sa veine est déjà tarie, mais qu’il l’ignorait encore.
Detry avait longuement réfléchi à la manière la plus adéquate de répondre. Il s’était concentré pour peser ses mots, contrôler ses intonations. Calmement, il avait répondu que rien ne lui faisait craindre de telles menaces. Il le lirait et son nouveau livre serait la réponse à ce défi. La salle déchaînée avait manifesté son enthousiasme et Wallony, ulcéré, avait quitté le plateau de l’émission…
— -
Alain Detry sourit tristement en se remémorant les semaines précédentes. Jamais il n’aurait imaginé que les événements prendraient une telle tournure. La déclaration de Wallony semblait bel et bien prendre l’allure d’un mauvais sort. Force lui était de constater qu’il avait été présomptueux. Oh oui, bien présomptueux…
Dès le lendemain de l’émission, il s’était pourtant mis à l’ouvrage. Il avait tapé d’un seul trait les cent pages suivantes d’un recueil de nouvelles étranges auquel il travaillait bien avant le face-à-face télévisé, sans doute dans le secret espoir de concurrencer son désormais adversaire sur son propre terrain. Quant au roman qu’il s’était engagé à lire et auquel il avait promis de répondre, il l’avait temporairement mis de côté.
Les jours qui suivirent, son imagination sembla décroître. À chaque relecture de son manuscrit, il doutait davantage de ses qualités, phénomène certes courant chez un écrivain, mais les semaines se succédaient sans qu’il puisse réécrire de façon convaincante le moindre paragraphe. Homme à ne pas se laisser démonter au moindre obstacle, il s’évertua alors à ranimer sa veine. Il s’installa dans l’appartement vide d’une grand-tante, loin du bruit et des distractions, mais les mots restaient désespérément absents. Sans doute ce milieu était-il trop austère, peu propice à la stimulation intellectuelle. Il se fit ensuite héberger par un de ses amis qui, au contraire, vivait sur un grand pied, entouré en permanence d’originaux. Il suivit leur rythme effréné, participa à leurs sorties nocturnes, à leurs repas pantagruéliques et fit d’étranges rencontres, mais rien n’y fit. C’est alors qu’il repensa à la mer, à ses nombreux séjours en colonie, et à Bredene…
— -
Dès son arrivée à la côte, la situation empira. Il s’était installé avec tout son matériel dans la petite chambre avec salle de bains du premier étage, dans le pavillon central de la propriété.
Dans la pièce, un lit faisait face à la fenêtre ouverte sur une petite cour. Celle-ci jouxtait le jardin orné de parterres de fleurs et de pelouses engorgées d’eau, et bordait les différents bâtiments du domaine. De cette vue imprenable, Alain Detry pouvait embrasser du regard une splendide rangée de hauts marronniers, déjà dévêtus de leurs manteaux de feuilles. Ils offraient néanmoins un décor reposant. Déjà il apercevait, dans le lointain, les agréables courbes d’une nature en somnolence hivernale.
Il s’assit et retira de sa petite valise des feuilles, son manuscrit, une gomme, une règle, un porte-plume, un dictionnaire et un taille-crayon. Sa décision était prise. Il comptait bel et bien briser le cercle infernal dont il semblait prisonnier. Il mit rapidement la main sur son manuscrit, rangé dans un classeur bleu.
Vidée de son contenu, la valise présentait une protubérance : un objet aux dimensions conséquentes était resté dans la poche extérieure. Il y plongea la main, en ressortit un livre et ne put réprimer un cri de surprise :
« Le bouquin de Bill Wallony ! »
Il n’avait pas ouvert l’ouvrage depuis la fameuse soirée, s’étant au contraire empressé de le ranger avec soin. Pourtant, il restait conscient du défi qu’il s’était engagé à relever.
Il le tourna et le retourna entre ses mains. C’était un bloc rectangulaire de quelques centimètres d’épaisseur, au format de poche. La couverture en carton rouge de qualité dont la surface brillait ne comportait que quelques mots. Le titre, centré sur la largeur, figurait en grand à quelques centimètres du bord supérieur. Il s’en dégageait une impression de chaleur indéfinissable. En bas à droite étaient inscrits les noms de l’auteur et de l’éditeur.
Detry se demanda si les picotements d’excitation qui le parcouraient venaient de la tension nerveuse des dernières semaines, ou si ce volume exerçait réellement une forme de pouvoir. Il aurait voulu s’en détourner, oublier dans sa faiblesse le défi lancé dans le feu de l’action.
Une fraction de seconde, il s’imagina le déchirer en mille morceaux et le jeter dans la corbeille posée juste à côté du lit, à l’autre bout de la pièce, mais n’en fit rien.
Une feuille prête à l’emploi sur la surface de travail, son regard dériva à la recherche d’un crayon, sans succès. Il saisit son porte-plume et commença à écrire quelques mots… avant de jurer abondamment. Le stylo laissait une empreinte sur le papier, mais pas une goutte d’encre n’en coulait. Le réservoir était vide. Il ne trouva pas de cartouche de remplacement. Il passa la pièce au peigne fin, fouilla sa valise sans découvrir la moindre once de graphite.
« C’est pas vrai ! grommela-t-il. Peut-être ont-ils glissé dans… ? »
Il se retourna et, d’un pas décidé, se dirigea vers le roman. Il l’ouvrit à la première page et un objet s’en échappa, tombant sans bruit sur le parquet. Un crayon, qui n’avait visiblement jamais servi, à la surface cylindrique parfaitement lisse, mais dont la longueur ne dépassait pas trois centimètres.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Je ne suis même pas sûr de pouvoir le tailler. »
Il entreprit d’utiliser l’affûteur, mais son diamètre ne correspondait pas. Il décida alors de travailler la mine à l’aide d’un petit canif, mais ne réussit qu’à la réduire en longueur sans pour autant la rendre utilisable.
« Et puis zut ! »
Il jeta le crayon qui rebondit sur le sol et disparut sous le seul radiateur de la pièce. Il enfila sa veste, prit son parapluie et sortit faire quelques achats en ville.
Il chercha la papeterie du centre de Bredene, mais la trouva porte close. Vacances annuelles, disait l’affichette collée sur la vitre.
Alain Detry sentit la colère l’envahir.
« Je n’en crois pas mes yeux ! C’est un coup monté ! »
Il parcourut les quelques rues adjacentes, sans plus de succès. Il ne se voyait pas mendier chez un autre commerçant ou auprès d’un inconnu. Une grande lassitude s’abattit sur lui. Il rebroussa chemin sans pousser jusqu’à Ostende où, sans le moindre doute, il aurait trouvé de quoi écrire. Il réintégra la propriété la mort dans l’âme.
Sitôt dans la chambre, il se laissa lourdement tomber sur le lit. L’insolite de la situation le tracassait douloureusement. Peut-être n’était-ce qu’une succession de coïncidences. Sans doute acceptait-il inconsciemment l’idée selon laquelle les objets se liguaient contre lui…
Le livre de Bill Wallony clignotait dans sa mémoire. Il lui fut impossible de résister à la tentation d’aller le feuilleter. Il se leva, puis revint s’asseoir sur le bord du matelas, le tome entre les mains. Il l’ouvrit à la page d’où avait glissé le crayon et commença à lire.
Après quelques instants, il sentit sa chemise s’humidifier sous l’effet de la transpiration. Des frissons lui coururent dans le dos. Il tournait à présent nerveusement les pages, les unes après les autres, au risque de les déchirer.
Toutes les feuilles du roman étaient blanches, sans chapitres, sans paragraphes, sans mots ni lettres. Elles étaient restées vierges.
« Ça alors, c’est la meilleure ! » murmura-t-il.
Il fut pris d’une soudaine hilarité. Un large sourire illuminait son visage.
« C’est vraiment excellent ! Il n’a rien écrit. Quel imbécile a bien pu éditer un livre vierge ? »
Soudain, l’esprit de compétition le reprit. D’un bond il fut sur sa chaise, saisit avec frénésie du papier, et s’apprêta à écrire. Mais il se souvint tout à coup qu’à part un cylindre mal taillé de moins de trois centimètres…
« Bon sang, j’avais oublié. »
Il se promit d’aller à Ostende de bonne heure le lendemain, malgré la fièvre qui le gagnait. Il se doucha à l’eau très chaude, tourna en rond pendant un moment puis s’enfonça dans les draps fraîchement lavés et adoucis à la lavande. Vers vingt-trois heures, il ferma les yeux pour se concentrer sur son sommeil.
— -
Alain Detry se réveilla en sursaut. Les yeux embués, il jeta un coup d’œil vers son réveil : deux heures du matin.
« Je me demande ce qui a bien pu me réveiller », murmura-t-il.
Il se leva. Dans la salle de bains, il avala lentement un grand verre d’eau qui se traça une avenue glacée le long de son œsophage.
« Ça fait du bien ! »
En retournant vers le lit, il étouffa un cri de stupéfaction. La petite lampe de chevet sur la table de travail était maintenant allumée. Il s’en approcha prudemment. Il vit les feuilles de son futur recueil éparpillées sur la table.
« Qui… ? »
Il sentit sa gorge se nouer. Il les ramassa et les remit dans le bon ordre. _ Mais son attention fut attirée par un autre phénomène.
« C’est impossible ! »
Il contrôla le reste du tas.
Il semblait bien, après vérification, que le texte des six premières pages eut disparu. Il commençait à présent à la septième. Detry jura, mais se reprit immédiatement. Quelqu’un avait dû pénétrer dans la chambre, pendant son sommeil ou pendant qu’il buvait dans la salle de bains. Cette idée lui fut intolérable. Il se surprit à frissonner.
« Qui me voudrait du mal ? Wallony ? Si c’est lui, ce salaud en manque d’inspiration, je lui réglerai son compte. »
Cela n’avait aucun sens. Son ennemi aurait emporté le reste du manuscrit. Peut-être voulait-il simplement l’intimider…
Il n’allait pas le laisser faire ni entrer dans ce jeu stupide.
Il se recoucha, mais ne parvint pas plus à se calmer qu’à se rendormir. Il se sentait tendu comme un arc. Après s’être tourné et retourné en vain durant plus d’une heure, il se releva et alluma. Un flot de lumière inonda la pièce. Il regarda autour de lui.
« Le crayon ! »
Il était posé sur les feuilles vierges.
« Qu’est-ce qu’il fiche là ? J’aurais pourtant juré qu’il n’y était pas tout à l’heure ! »
Son cerveau travaillait vite à présent. Il n’était pas seul dans cette pièce. Les battements de son cœur tambourinèrent plus fort. Serrant les poings pour se donner un peu de courage, il fit le tour de la pièce à pas feutrés. Il inspecta l’arrière de l’armoire, le dessous du lit. Il alla même vérifier la porte d’entrée, celle de la salle de bains. Rien ! Personne !
Detry sentit sa raison vaciller. La tête lui tournait. Malgré son agitation, il se recoucha et éteignit la lumière. Nerveusement épuisé, il parvint à s’assoupir.
— -
Il s’éveilla à nouveau. La chambre était toujours plongée dans l’obscurité. Inquiet, il consulta sa montre. Trois heures quarante-cinq. Il avait à peine dormi, sans rêver, comme s’il avait inconsciemment voulu rester attentif à ce qui se passait autour de lui. À y réfléchir, il se demanda d’ailleurs s’il n’avait pas, dans son demi-sommeil, entendu des bruits de frottements ou de grattements dans la pièce.
Il fut debout sur-le-champ. Il alluma et s’approcha de la table. Le paquet de pages qu’il avait remis en ordre était à nouveau sens dessus dessous.
« Pas possible ! » murmura-t-il.
ll prit peur. Très vite, il totalisa dix-huit feuilles vierges. Non plus six. Le texte commençait à présent à la dix-neuvième. Il chercha des yeux le crayon. Il était là, négligemment déposé sur la table… Cette fois, il n’avait pas changé d’emplacement ! Mais son aspect le frappa de plein fouet. Parfaitement taillé, il mesurait plus de cinq centimètres de long !
De grosses gouttes perlèrent sur son front.
Il fit rapidement le tour de la pièce, mais ne put mettre la main sur le cylindre court et mal taillé qui avait roulé sous le radiateur. C’était donc bien le même ! Cette constatation l’assomma littéralement. Il chancela sous l’effet de l’émotion et de la fatigue, et s’effondra sur le lit, épuisé.
— -
Il faisait jour lorsqu’il ouvrit les yeux. Un soleil timide pointait à l’horizon. Detry se leva péniblement, les membres ankylosés. Il se traîna toute la matinée, incapable du moindre effort. Il était toujours sous le choc. Il se doucha à plusieurs reprises pour tenter de sortir de sa torpeur.
Durant la majeure partie de l’après-midi, il se sentit littéralement prisonnier, sans savoir de quoi ni pour quelle raison. Il tâcha de réfléchir, de trouver une articulation logique aux événements. Bill Wallony, le défi, son recueil… vide, la mine de graphite… les feuilles blanches…
« _ Il manque un élément ! » se dit-il soudain.
Il parcourut la pièce des yeux et s’empara à nouveau du roman de son ennemi. Il l’ouvrit. Son visage devint blême. Oui, il était bien là, le chaînon manquant. Le livre n’était plus vierge. Il pouvait y lire les dix-huit premières pages de son propre texte. Il eut brusquement envie de foncer dans sa voiture, de se rendre au domicile de son adversaire et de lui écraser son poing dans la figure, encore et encore. Il était d’humeur à se jeter sur le livre et à le déchiqueter jusqu’à en faire des confettis, mais se rabattit sur le cylindre. Il se rua dessus, le cassa en deux puis en piétina avec rage les morceaux jusqu’à ce qu’il n’en reste que de minuscules échardes.
« Je deviens fou ! »
Il enfila sa veste et sortit. En voiture, il mit trente minutes pour arriver à Ostende, dix autres pour ressortir d’une papeterie avec des cartouches d’encre pour son stylo, des feutres et des crayons. Cet intermède lui fit du bien. L’air frais lui donna un coup de fouet.
Une demi-heure plus tard, il était de retour. Il se dirigeait d’un pas alerte vers le pavillon lorsque la torpeur du matin s’empara à nouveau de lui. Il ralentit et gravit bien trop lentement à son gré les marches de l’escalier. Son excitation semblait s’être une fois de plus évanouie, remplacée par cet état d’aridité artistique qui l’habitait depuis plusieurs mois.
Dès son entrée dans la chambre, il le remarqua et s’arrêta net. Orienté en direction de la porte, un crayon parfaitement intact, long de quinze centimètres, le narguait.
Detry voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il s’approcha de la table et vérifia rapidement l’état de son manuscrit. Il ne trouva que des feuilles blanches. Son texte avait disparu.
« J’en aurai le cœur net ! »
Il trouva l’ouvrage de Wallony à la place où il l’avait laissé. Les deux cents premières pages de son recueil s’y trouvaient retranscrites, mot pour mot, sans ajout ni suppression. Une sombre colère s’empara de lui, _ occultant sa panique et son désarroi.
Sans hésiter, il empoigna l’œuvre de son confrère et sortit dans la cour. Il ramassa brindilles et branches d’arbres aux alentours et les empila sur plusieurs couches de papier journal froissé. Il craqua une allumette, et lorsque les flammes eurent atteint une belle hauteur et que leur couleur se fit rouge vif, il jeta le volume dans le feu.
Fut-ce le fruit de la fatigue et de la tension nerveuse accumulées ces derniers mois, ou simplement celui de son imagination ? Alain Detry eut la nette impression que le livre en se consumant émettait des sons étranges qui, loin de ressembler aux crépitements de papiers en flammes, s’apparentaient plutôt à un râle étouffé.
Il ne se remit en mouvement qu’après avoir longuement considéré l’amas de cendres éteintes au milieu des restes de rameaux carbonisés et de branches noircies.
De retour dans la chambre, il réalisa qu’il avait oublié d’emporter le crayon et décida de lui faire subir le même sort ; mais à peine l’eut-il pris en main qu’il se mit à chauffer, au point qu’il dut le lâcher pour ne pas se brûler. Le cylindre de graphite s’enflamma en touchant le sol et fut à son tour calciné en quelques instants.
Detry se sentit alors soulagé d’un poids immense. Il s’assit devant son bureau et une véritable frénésie s’empara de lui. Tout son corps était habité par la rage d’écrire. Il ne contrôlait plus sa main. Il la voyait se mouvoir seule et remplir des dizaines de pages de son nouveau recueil, sans que son cerveau ne puisse lui intimer le moindre changement de rythme ou de style.
— -
Le lendemain, épuisé mais heureux, il s’offrit un petit déjeuner dans un café du front de mer. Alors qu’il parcourait rêveusement la rubrique des faits divers dans le quotidien flamand abandonné sur la table voisine, son regard se posa sur une photo. Quelques lignes en caractères gras figuraient sous l’encadré. Un écrivain francophone, spécialisé en littérature fantastique, avait péri cette nuit même dans l’incendie qui avait ravagé sa maison.
_ - Michel Rozenberg - Nouvelle Le Défi tirée du recueil Altérations aux éditions du CoLibris.