"La Chantefable des Roseaux" (extrait) de Jon Stark

Nouvelles & Extraits

Article publié le mardi 1er janvier 2008 par Cyrallen

Un extrait du roman de 500 pages La Chantefable des Roseaux d’Erik Lefort (Jon Stark sur le forum d’ArcaneSFantasy).

"La Chantefable des Roseaux" (extrait) de Jon Stark :

Un bruit sourd, conduit par le sol, me sortit de la torpeur. Je vis Symberyl débouler, quasi-folle de frayeur. Elle tremblait, déraisonnait, bégayait et piaillait d’une voie suraiguë :
- Il y a des bêtes sauvages partout dans les roseaux, tout autour de nous ! »
Elle finit par se jeter, échevelée et surexcitée, dans les bras d’Eilen. Un cri rauque et modulé fusa à la surface des marais et soudainement un flot d’étranges créatures courtaudes de trois à quatre pieds de haut surgit des roselières pour nous encercler. Ils étaient bien trois douzaines, tous armés de frondes ou de sarbacanes, de nombreuses plumes multicolores accrochées à leurs vêtements bruns et verts. Leurs visages, ronds et glabres, avaient des caractéristiques quasiment humaines – hormis des oreilles pointues semblables à celles des chauves-souris. Les traits étaient doux et sans menace, seule une curiosité dénuée d’hostilité se lisait dans leurs yeux sombres dépourvus de blanc. Ruskin avait déjà sorti une flèche de son carquois et tournait la tête de droite à gauche, semblant se demander lequel de ces petits diables il allait frapper en premier. D’un geste sec, je repoussai son arc vers le sol :
- Mais rangez donc ça ! Vous allez finir par blesser quelqu’un, à la fin ! Nous avons trouvé ceux que je cherchais. »
- Bon sang, qu’est-ce que sont ces homoncules ? s’inquiéta-t-il en obtempérant.
- Cessez donc vos perpétuelles questions, vous n’aviez qu’à étudier un peu les livres d’Ioran au lieu de passer votre temps à trousser les filles dans les bois du Larth, soufflé-je avec agacement. « Les Dwiergs, dis-je quand même, les maîtres du marais. »
Quand ils virent que nous ne faisions toujours aucun mouvement, ceux-ci approchèrent lentement, se déplaçant avec une légèreté inouïe. Les étranges visiteurs semblaient nettement plus intéressés par les chevaux que par nous. L’un d’eux toucha timidement la croupe de Granit. Le cheval fouetta de la queue et les petits êtres se dispersèrent en poussant des glapissements apeurés, sauf celui qui paraissait être le meneur et qui vint se camper devant Sylphaël avec un sourire indéchiffrable. Sous un bonnet conique orné d’une unique plume blanche, sa bouille rondelette se plissa avec matoiserie :
- Fortune ou revers pour celui qui le silence du Yeunaon troubler vient ? » Je vis la surprise se peindre sur les trombines de mes compagnons, car le petit intrus, hormis la singulière construction de sa phrase, s’exprimait dans un parfait Tærlannais moderne, avec juste une pointe d’intonation gutturale.
- Revers ou fortune, l’Oracle seul le sait… répondis-je en m’avançant vers lui. « Heureux de voir que vous et les vôtres êtes toujours aussi vigilants, Ibu Tarsi ! »
Un sourire radieux s’élargit sur la petite face :
- Assurément, répondit-il en tapotant sa sarbacane. « Bon plaisir et aimable surprise pour nous que de votre grande carcasse revoir, Cueilleur-de-rosée. En vérité, si tout d’abord voix de vous je n’avais pas reconnu, compagnie de vous nous n’aurions pas eu le plaisir de connaître… »
Il fit un geste vers ses semblables et les armes furent aussitôt rangées. Je fis rapidement les présentations :
- Voici Ibu du clan Tarsi, maître-oiseleur du Grand Canier. »
Le Dwierg s’inclina :
- Décidément, les pikassari aussi présents dans le marais que ces jours-ci n’ont jamais été. Une de celles de vous trouvée nous avons, deux lunes il y a. »
Un deuxième indigène, plus jeune, répondant au nom de Sangu Tarsi, acquiesça et précisa avec nettement plus de difficulté que son aîné :
- Oui, prendu dans la vase nous l’avons ! Un enfançon… Nous aurions tout d’abord cru que mourru elle était, mais son résistement notre surprise a fait. Hélas, à sa guérissure nos médications ne sont point puissantes. Elle a bien trop de souffrir, et son vitalisme ne plus vouloir garder elle semble. »
- Menez-nous à elle, alors, dis-je en me penchant vers le chef Dwierg.
- C’est alors que vite il faudra faire et jusqu’à la seconde lunaison cheminer car la parenture de vous alitée à Nagandarki proche de sa fin est… »
- Alors, nous partons incessamment, dis-je aux autres.
Ibu Tarsi se tourna vers ses congénères et donna deux ou trois ordres brefs dans une langue rapide et roucoulante. Ils se rangèrent en deux colonnes et nous firent signe de marcher à leur suite. Nous partîmes bon train. Malgré un maigre soleil cuivré, l’air vibrait littéralement sous la chaleur au-dessus des marécages. La méfiance tomba rapidement de part et d’autre et chaque partie se dévisageait avec curiosité. Je ne sais pourquoi, Eilen semblait être plus excitée que le reste de la compagnie, et ne cessait d’observer ces étranges autochtones. Les petites pattes de nos guides tricotaient rondement et ils semblaient infatigables. Lorsque le soleil fut au zénith, nous fîmes un arrêt et les Dwiergs partagèrent avec nous des fruits inconnus mais délectables et une boisson fermentée. Eilen en reprit plusieurs fois et légèrement éméchée, elle laissa libre cours à sa curiosité naturelle :
- Excusez-moi, monsieur, mais qu’êtes-vous exactement ? Des sortes de farfadets ? »
- L’incongruité de la question traduite par Ibu provoqua une vague de rire chez les petits êtres. L’oiseleur Sangu, lui, était nonobstant rouge comme une pivoine, bien campé sur ses courtes jambes, et dévisageait la jeune femme avec irritation :
- Des racontages de pikassari les farfadets sont ! Le peuple oublié des marais, nous sommes, les aînés de tous, bâtisseurs du roseau, chasseurs de castors, plumateurs d’oiseaux, almanizor kipalukaal koraniko iark ! »
Il bouillonnait littéralement et le maître-oiseleur vint à son secours :
- Des progrès dans langue de vous mon neveu encore à faire a… Mais raison sur le fond il a. Même pas mentionnés dans encyclopédies de vous car trop petits pour compter nous sommes, plus grand nombre parmi les pikassari des gardiens de l’Eau ne s’inquiète… Qu’importe, le jeune Hezekarion, lui, nous discerne, n’est-ce pas ? Il se tourna vers Ruskin un feu étrange dans ses yeux ronds : « À quoi ne sais pas un farfadet ressemble, mais des homoncules vous avez dit ? Non, jeune seigneur ! Rien à voir avec vous autres, les hommes nous n’avons. Par bonheur, apparentés nous ne sommes pas. Les pères des pères de nous les loups sur Kanarkan bien avant la venue des ancêtres de vous chevauchaient. Nos aïeux de leurs yeux ceux de vous des mers d’ouest venir ont vu, les tours noires de Wrakulakdrast des os de la terre surgir, le mal noir s’étendre… »
- On ne comprend rien à ce qu’il raconte, celui-là ! bougonna Ruskin en recrachant un pépin. Je lui lançai un regard propre à figer de la cire chaude et Ruskin tomba sur le dos comme s’il avait été giflé sévèrement. Ignorant des conflits ineptes propres à l’espèce humaine, la petite créature continua son laïus :
- La tradition de choses que bien des peuples de conserver ont oublié ou négligé, les Dwierg, eux, s’en souviennent. La mémoire vivante de Kanarkan nous sommes. Et chaque époque révolue sa strophe à la Chantefable des Roseaux ajoute. » Sur un signe de maître Tarsi, un jeune Dwierg sortit un fin pipeau en os et entama une mélopée langoureuse. Ibu ferma les yeux et psalmodia lentement :
- Quand jeune le monde était, par l’Oracle éveillé, le soleil nouveau, et que les mères-fleurs dans le matin s’ouvrirent, les arbres-premiers la terre fendirent et nous nous animâmes pour les jours dénombrer et les choses nommer : le Vakandwierg, oreilles vives, pieds sûrs, aîné de tous ; les Aubenfants aux yeux magiques ; le Ziel, peuple des grandes ailes, gardiens de la voix des morts ; les Golimgo, amis des arbres, qui ne sont plus ; les Nar’yem qui la terre mangent de leurs pieds, les Wolreni, ombres de la nuit, dents féroces ; les pikassari, éphémères et vains ; puis ceux que mentionner l’on ne peut… »
La flûte se tut sur une note douce et Ibu sourit :
- Heureusement pour vous, conteur du Roseau je ne suis pas et de toutes les strophes de la Chantefable à peine la première me rappeler puis-je… De nombreuses autres il y a qui des plantes, des animaux et tout ce qui un nom porte parlent… Maintenant partir nous devrions, car la lune monte et les Dwiergs dans le noir ne marchent pas. Une longue route devant nous, nous avons. »

Nous marchâmes encore quelques heures puis, au crépuscule, nous campâmes sur une étendue que nos guides avaient promptement couverte d’un tapis de roseaux tressés, de sorte que nous fûmes à l’abri de l’humidité. Quelques feux de tourbe furent allumés et nous dînâmes de poissons grillés et de racines tubéreuses dont le goût ressemblait vaguement à celui du navet mais à l’arrière saveur poivrée. Flûtes et petits tambours retentirent tandis que quelques Dwiergs entamaient une pantomime étrange et gracieuse. Quand l’heure fut venue de partager la bikka – breuvage à la fois amer et sucré qui clôt tout repas dwierg – je mis, dans les grandes lignes, l’oiseleur au courant de la situation dans laquelle nous nous trouvions. À chaque information, il hochait la tête, même si elles n’avaient qu’une valeur relative pour lui et les siens. Le petit être sembla cogiter un long moment, ses prunelles rondes fixées sur le disque lunaire puis il se tourna vers mes jeunes compagnons :
- Cela peut-être rien pour vous n’évoque, mais le noir mal mon peuple autrefois combattu a et de nouveau le combattrons nous, témoin Zin nous en soit ! Peut-être, aide de nous recevrez-vous, mais pour cela répondre à une question vous devrez. » Ibu Tarsi plissa les paupières et sa voix se fit plus grave et plus profonde : « Probablement les maîtres provisoires de Kanarkan en apparence vous êtes, mais il y a bien des choses qui dans l’obscurité œuvrent et des forces invisibles aux yeux de vous qui le tissage de l’Oracle font et défont. Plus qu’ailleurs, la lutte pour la survie permanente dans les marais est. De répit, jamais il n’y a. Dans chaque petite mare, chaque petit ruisseau, des guerres d’une ampleur que vous ne soupçonneriez même pas il se déroule ; éphémères, certes, mais d’une violence et d’un engagement qui aux vôtres rien à envier n’ont… pourquoi autrement en serait-il ? Pour vous qui fort parlez et qui avec un tel fracas vous déplacez qu’à côté de ce qui autour de vous évolue passez, voici la question qui posée doit être : Quelle vie plus qu’une autre sacrifier peut-on ? »
Ruskin soupira en levant les yeux au ciel comme s’il avait affaire à un demeuré. Sylphaël se creusait la cervelle tout en me regardant avec un air d’impuissance. Seule Symberyl ne semblait pas concernée par l’énigme posée, absorbée dans la contemplation de ses pieds. Ce fut finalement Eilen qui hasarda une réponse :
- Aucune, je pense. Toute vie trouve sa justification pour celui qui la vit, de l’insecte à l’homme. »
Le maître-oiseleur traduisit la proposition. Les Dwiergs hochèrent la tête, et quelques paroles brèves furent échangées. Ibu Tarsi sourit et effleura de sa petite main le front d’Eilen :
- Prudemment et judicieusement répondu vous avez, jeune humaine, mais avec incomplétude, comme tous les pikassari… »
- Mais nous ne demandons qu’à apprendre ! dit Sylphaël avec humilité. Tarsi haussa les épaules :
- À quoi bon la lame de la pensée dans l’impénétrable plonger vouloir ? _ Il y a des choses qui refusées vous sont, et toujours refusées vous seront. Chaque race son fardeau porte et celui du Dwierg plus lourd et plus ancien que celui de vous est… Mais nous vous aiderons. Même s’il n’a aucun intérêt pour nous, le combat de vous juste à mon cœur semble. Les Dwiergs lentement pensent, lentement parlent, lentement agissent, mais rapidement jugent quand il le faut. Le clan d’accord est. Les marais traverser nous vous ferons. » Il désigna le sud-ouest de sa petite main à quatre doigts : « Jusqu’à la route des cavernes d’Aryul-Donavren où les mâtins des Aubenfants encore dans Griseterre courent nous vous mènerons si c’est ce que vous souhaitez ; mais à partir de maintenant, par des chemins de nous seuls connus, et les yeux bandés vous aurez. Librement marcher dans le Sanctuaire de l’Eau, les humains ne peuvent… Et même, pour vous, Cueilleur-de-rosée, la règle transgresser je ne peux. »
- La confiance règne ! laissa échapper Ruskin dans une grimace. La promptitude avec laquelle je me tournai vivement vers lui, les fit tous sursauter. Cette fois-ci, je ne mis aucune trace d’humour dans mon regard :
- Si vous n’avez que des âneries à dire, Lakkmer, allez vous les raconter dans un coin désert où vous n’importunerez personne ! Et peut-être qu’après deux ou trois mille ans d’isolement, atteindrez-vous un minimum de sagesse pour discerner ce qui est important de ce qui ne l’est pas et reconnaître quand une faveur rare se présente ! » Le ton était sans appel et Ruskin tourna son nez, rouge de honte. Je l’ignorai et me retournai en m’inclinant devant Ibu :
- Merci à vous, ami. C’est un grand honneur que vous nous faites. Votre aide ne sera pas oubliée quand le prince rentrera dans ses droits. »
- La valeur de parole de vous, nous connaissons, Cueilleur-de-rosée, elle se suffit à elle-même. En retour, rien nous n’exigerons. Qui un geste en contrepartie d’une aide sincèrement donnée jamais n’escompte déçu ne sera… Cependant, une mèche de cheveux de chacun d’entre vous amplement comme rétribution suffira. »
J’expliquai à mes compagnons déconcertés que c’était la coutume. Chacun se soumit à l’étrange requête et offrit quelques brins de sa chevelure. L’oiseleur rangea soigneusement ce don dans une feuille oblongue, puis il tourna un regard malicieux vers Ruskin qui, vexé, ruminait dans son coin :
- Même si les yeux grands ouverts à travers les turlottes par les borrines nous vous menions, jamais le cheminement vous ne retrouveriez. Une simple mesure de précaution c’est, et bien plus vite nous irons. »
- C’est quoi des turluttes et des bourrines ? questionna Eilen. Je lui répondis en étalant ma science modique du Yeunaon :
- Les borrines sont les chemins tracés dans le marais que seuls les Dwiergs peuvent discerner. Les turlottes sont les mares d’eau qui parsèment le marais. »
- Nous pourrions très bien tracer une carte en prenant ces mares pour repère, argua Sylphaël. Ibu traduisit et les Dwierg éclatèrent de rire à l’unisson.
- Non, car les turlottes des étangs sans sources sont. S’évaporent pendant la saison sèche ils font et de nouveau lors des hivers humides se remplissent – comme toujours le cas ici c’est – et aux même endroits jamais. Sans un guide du Grand Canier, personne le Naon parcourir sans se perdre ne peut, dans un trou-siffleur se noyer ou par une gulmarelle aux aguets dévorer se faire. Tapissé par les os des aventuriers imprudents le fond du Naon est. »
- C’est quoi une gulmarelle ? demanda de nouveau Symberyl en frissonnant.
J’intervins de nouveau :
- Souhaitez ne jamais en voir. Cela ressemble vaguement à une sangsue, sauf que les plus gros sujets atteignent la taille d’un bœuf. » Ibu précisa :
- Tapies dans la vase, elles sont, et si le pied dessus vous posez, ça aspire vous et dévore vous tout cru en moins de temps que pour le dire il ne faut. De vous plus rien ne reste, pour les poissons-suceurs même ! Elles aussi, les gardiennes du sanctuaire à leur manière elles sont. »
- Beurk ! glapit Eilen. J’espère qu’on n’en verra pas. »
- On ne peut jamais savoir, et c’est ce qui la beauté du marais fait ! se contenta de répondre le Dwierg. Maintenant nous reposer il nous faut. En route pour Nagandarki dès l’aube nous nous mettrons. »
- Est-ce une grosse ville ? me demanda timidement Symberyl alors que je détachais mon ballot de couchage du harnais de Nælda.
- Ce n’est pas à proprement parler une « ville », répondis-je. Du moins, pas au sens où nous, humains, l’entendons. Pendant les mois de fortes pluies, les Dwiergs vivent dans des tentes de peaux et de roseaux. Ils déplacent leurs camps selon la typographie changeante des marais, mais à la saison sèche, ils ne parcourent le Yeunaon que pour chasser et pêcher. On peut dire qu’ils sont des semi-nomades. »
- Ah bon… souffla Symberyl d’un ton qui sentait la déception. Elle baissa les yeux et quelques larmes descendirent doucement ses joues. « Le temps, seulement le temps… me dis-je en détournant les yeux de sa détresse.
- À propos, dit Sylphaël en sollicitant l’oiseleur, qu’elle était la solution de l’énigme ? »
Ibu ébaucha un sourire astucieux :
- Il n’y en a pas. De vie juste il n’y a que pour celui qui le sens de la vie connaît et personne hormis l’Oracle ne le peut. »
Sylphaël en resta les yeux ébaubis pendant que le Dwierg s’en allait, trottinant et gloussant. Nous partîmes nous étendre sur des couvertures de fourrure rousse données par nos hôtes, car les nuits étaient réputées aussi fraîches que les journées pouvaient être accablantes dans le Yeunaon. En m’endormant, j’aperçus les petites silhouettes qui montaient la garde autour du cercle de notre campement. Au matin levant, malgré un Ruskin rétif, les Dwiergs ceignirent comme convenu des bandeaux noirs sur les yeux de chacun d’entre nous et deux créatures prirent chaque humain par les mains. Un étrange convoi se mit en marche. Chevaux et mule suivaient en fin de cortège. Nous cheminâmes toute l’après-midi à une allure étonnamment soutenue qui donnait raison à l’oiseleur. Les Dwiergs ne faisaient aucun bruit comme s’ils survolaient l’eau ; on entendait que le floc-floc des pieds patauds des humains. La cécité avait décuplé nos autres sens et les marais étaient emplis de bruits tous plus étranges les uns que les autres. De temps en temps, des glougloutements, souvent des sifflements et des raclements divers, parfois un gros éclaboussement et beaucoup de grincements variés. Plus nous progressions, moins l’atmosphère parut saturée d’humidité. Même à travers les bandeaux, on pouvait voir qu’il faisait clair, l’air moite devint parfumé de senteurs végétales enivrantes.

Nos guides entonnèrent un chant de marche dont la musicalité ravissait les oreilles de Ruskin, plus sensible aux harmonies que les autres. Il en oublia même la mauvaise humeur qui l’avait envahi depuis que le grand homme l’avait sèchement rabroué, et passa l’heure suivante dans un ravissement tel qu’il n’eut qu’un regret : celui de ne pouvoir disposer de son cistre pour accompagner les Dwiergs.

Aurait-il été à la hauteur ? Lui qui avait déchiffré les secrets croisés de la mélodie et de l’harmonie, qui avait vaincu les labyrinthes de l’atonalité et hissé son art à des sommets qu’il pensait inviolés. Lui, chez qui son maître, Torald Pymp, confia un jour au duc Ioran qu’il n’avait jamais ressenti un toucher si pur et que son phrasé avait quelque chose de divin. Ruskin se trouvait époustouflé devant la musique des petits êtres. Alors qu’il s’attendait à un contre-chant à la tierce, comme la logique l’aurait voulu, voilà que s’élevait une appoggiature sur la septième de dominante avec des variations au cinquième de ton ! La richesse de la musique était inouïe et déconcertante. La vieille gamme muirnéenne lui sembla tout à coup pauvrette et étriquée. En y prêtant une oreille plus attentive, il s’aperçut que les sons qui se mariaient à la mélodie semblaient toutefois prendre dans son esprit la forme de mots qu’il ne comprenait qu’en partie. Les voix sérielles s’entrecroisaient en des spirales enchanteresses et en anacrouses virevoltantes pour se répondre dans une perfection renversante ; presque un orgasme incorporel. C’était un pur chant de magicien.

— 

Après plusieurs heures de marche, la troupe s’arrêta. Les bandeaux furent ôtés des yeux et chacun put voir que le paysage avait nettement changé. Les herbes étaient moins hautes et les étendues d’eau plus larges et canalisées. Entre deux fossés d’irrigation, prospérait une belle linière à la magnifique floraison bleue. Nous grimpâmes un léger plan surélevé et nos yeux s’écarquillèrent d’ébahissement.
- Dans le Sanctuaire entrés nous sommes, déclara Ibu Tarsi, ici pour la nuit camperons. Dans ce que ramakinarkinipal nous appelons vous trouvez vous, ce qui à peu près dans langue de vous se traduire par, hum, voyons… « Le jardin de la réserve des nids » pourrait, ou quelque chose comme ça. C’est en quelque sorte ici que nous, le Dwiergmatassa – la corporation des oiseleurs – les œufs de canes, de cygnes, de lorides, de kapaka, et de bien d’autres espèces élevons. » Il tendit le bras et désigna un lagon où évoluait un radeau de roseau sur lequel étaient juchés trois Dwiergs bruns de peau qui relevaient des filets :
- Dwiergvinalda, les charmeurs de poissons ils sont, des étangs que vous voyez derrière le brise-vent de jonc et qui se nomment harimonikinipal ils s’occupent. Les bassins d’élevage de truites limonières, brochets et poissons-pioches ce sont. Vers le sud maintenant regardez, les champs d’arbres que vous apercevez là-bas, luniforkinipal ça nous appelons. Le Dwiergsikida, des oranges amantines, des olomos, des melons rouges, des desirames et pratiquement tout ce qui peut pousser dans l’humidité y cultive. Bien des choses étranges dans le limon fertile des marais croissent, et même une vie de Dwierg pas assez longue ne serait pour l’inventaire dresser. »
- En fin de compte, ils ne sont pas si endormis que ça, ces marais ! siffla Ruskin avec admiration. Je souris à Ibu Tarsi :
- Les vôtres ont grandement travaillé depuis mon dernier passage, oiseleur ! » Celui-ci baissa la tête et murmura comme pour lui :
- Pour ceux qui viendront après nous maintenir nous devons. »
Les Dwiergs vinrent nous apporter des tentes de peau de castor tannée et nous expliquèrent comment les enfiler sur les montants de roseau à la mode du marais. Sylphaël était ouvertement abasourdi par cette organisation sociale. Il pensait avoir affaire à de simples chasseurs cueilleurs et voici que s’étalait devant ses yeux une civilisation communautaire en tout point remarquable :
- Comment un monde aussi vaste et florissant a-t-il pu demeurer si bien dissimulé ? »
- Quelques sages et instruits n’ignorent point l’existence des Dwiergs, lui précisé-je.
Ibu Tarsi soupira doucement :
- Les humains trop nous connaissons pour les ravages qu’ils pourraient faire ici deviner. Et le peu de pikassari qui savent que nous existons encore, sur l’Oracle de ne point divulguer présence de nous juré ont. Même si cela d’un bon sentiment partait, comme toujours avec vous. L’homme cohabiter avec d’autres espèces ne peut sans vouloir la dominer, aussi est-il nécessaire le secret garder. »
- Et nous l’avons gardé, lui souris-je. Il me rendit mon regard tout en restant silencieux et pensif. J’expliquai :
- Contrairement aux Dwiergs, la race humaine croît d’années en années car elle se reproduit sans schéma directeur et ses appétits sont sans limites. Les anciens peuples sont repoussés à chaque fois un peu plus vers les bords, mais pour combien de temps encore ? Déjà beaucoup parmi les plus « vifs » des Dwiergs parlent d’un nouveau départ. Une conséquente partie de leurs ancêtres ont quitté Tærlann il y a deux mille ans, et ceux qui sont restés pensent désormais que leur prochain voyage les fera traverser les montagnes et délaisser le continent. »
L’oiseleur approuva et poursuivit :
- Là bien avant la venue des pères des pères de vous nous étions – mille fois mille nouvelles lunes – et l’Oracle révélé nous a que toujours debout, au bord du monde, à regarder les horizons lorsque les enfants des enfants de vous plus que cendres froides dans le vent ne seront nous nous tiendrons. »
- C’est une certitude, oiseleur, affirmé-je.
- Mais Kanarkan avec tristesse nous quitterons ! soupira Ibu.
- Pourquoi abandonneriez-vous un tel paradis ? s’étonna Eilen. L’œil rond du chef Dwierg s’illumina d’une étrange lueur :
- Prédit, les os de l’Oracle l’ont, le marais primaire menacé est comme le vent salé du nord la roche tendre érode, inévitable et établi. Le supporter nous ne pourrons, alors l’exil notre fierté sera. C’est ainsi que les pères de nous existence de nous préserver ont pu. Quand semblables de vous le Naon assécheront, comme nos aïeux avant nous les Vases Brunes sur les bateaux de pierre ont quittées, nous partirons. »
- Et vous allez laisser tout ceci derrière vous ? s’offusqua Sylphaël. Tarsi hocha sa petite tête tristement :
- Oui, pour la mémoire du Roseau, pour que la terre, l’eau et le vent se souviennent… Que les hommes de nouveau en belligérance sont nous savons. Tremblé la terre a. De funestes nouvelles par ses racines à oreilles de nous apportées. Très mauvais. Cela ne s’arrêtera-t-il donc jamais ? »
- Il y a des siècles qu’il n’y a pas eu de guerre ! protesta le prince d’Aiglesserre. Le petit être ricana doucement sans trace de moquerie :
- Les siècles pour nous aucune signification n’ont. Le temps les Dwiergs ne comptent pas, celui-ci même rien dire ne veut. Bien des générations d’hommes pendant une vie de Dwierg naissent et disparaissent. Vous, les humains, toujours l’incommensurable de mesurer essayez. Pour nous un cercle qui sur lui-même tourne c’est, pas de début et pas de fin il n’y a, pas de bien, pas de mal, pas d’espoir, pas de regrets… Ce que nous pressentons, c’est que le tourment revient, et une fois encore de chez vous… »
- Mais, il y a des hommes bons et des hommes mauvais, tous ne sont pas pareils ! riposta Eilen.
- Pour vous peut-être… Capable de distinguer une vague d’une autre sur la mer êtes-vous ? Moi non ! » Sylphaël montra quelques signes d’agacement :
- Mais bon sang, vous êtes des êtres de chair et de sang, et vous ne pouvez ignorer ce qui se passe autour de vous ! »
Le Dwierg se contenta de dodeliner patiemment de la tête :
- Nous ne les ignorons pas, nous les évitons. J’ai dit que j’aiderai vous car Ikâm de moi de le faire me dit, ce sont des choses dont autrefois longuement discouru nous avons, n’est-ce pas, Cueilleur-de-rosée ? Mais après, des affaires des hommes plus jamais nous ne nous mêlerons, et quand venue l’heure sera, à notre tour nous émigrerons. »
- Je ne vous comprends pas… avoua Sylphaël. Ibu Tarsi eut un mince sourire :
- Vous ne le pouvez… Si un mystère pour vous nous sommes, sachez que l’énigme de l’espèce de vous pour nous un indivisible néant est… Ce qui fait penser vous qu’au sommet de l’évolution et supérieurs aux autres êtes, habitude de vous de considérer que disparition de vous une perte irrémédiable pour la terre qui les porte est, ce qui semblables de vous comme des chiens d’enterrer ne vous empêche pas et de les oublier dès qu’à peine cessé de respirer ils ont, et bien d’autres choses encore, pleinement abstrus nous sont. Une continuité pour nous la vie est, perdu rien n’est, boue et terre, eau et vent, au marais nous retournerons. Et chaque souvenir nous gardons, chaque pensée, chaque geste de cette vie pour la chantefable des futures générations. » Le tableau de l’humanité brossé par le Dwierg éclaboussa chacun de sa crudité. Ce dernier s’en aperçut et c’est avec humilité qu’il finit sa tirade :
- Même si foncièrement, engeance de vous nous ne détestons pas, car de belles choses capables parfois vous êtes, trop vite vous croissez, trop vite mûrissez, tout en comprenant trop lentement les erreurs que vous faites. Nous, les petits, résister encore longtemps nous ne pourrons devant les appétences pikassari, alors la grande mer d’ouest nous franchirons pour la mythique Raz rechercher. »
- Il n’y a rien au-delà de la Mer Bordière ! clama Eilen avec assurance.
- Qu’en sais-tu ? lui demandé-je. Ne te base pas sur les cartes que tu as pu voir à Castel-Malbë, elles sont tronquées et incomplètes… »
- D’en parler, pas permis il n’est ! dit Ibu avec une pudeur telle que nous sentîmes effleurés d’un pesant mystère. « L’Oracle le chemin nous montrera. »
Eilen secoua la tête :
- Cette discussion n’a aucun sens ! »
- Il n’y a aucune loi qui dit que la vie doit avoir une signification ! lui fis-je remarquer. « Dès notre naissance, nous commençons à mourir… Trouves-tu que cela a un sens ? »
Elle haussa les épaules et rejoignit Ruskin qui se battait avec les piquets de roseau pour les faire tenir debout. Pour l’heure, les piquets semblaient avoir pris le dessus. Sylphaël secoua la tête misérablement et partit les retrouver suivi par sa sœur.

Je ne pouvais leur reprocher, tous autant qu’ils étaient, de ne pouvoir pénétrer une conception non-humaine de l’existence. Il m’avait fallu de longues années pour appréhender la vision des Dwiergs, et même encore aujourd’hui, beaucoup de points me semblaient encore obscurs et contradictoires. Mais je savais une chose : Toutes ces croyances archaïques se rapportant à la transmigration n’étaient que l’expression de cette inéluctable nécessité du clan à vouloir que ses défunts se réincarnent à nouveau en son sein. Je méditai là-dessus encore quelques instants puis rejoignis mes jeunes compagnons qui finissaient de dresser notre abri nocturne. Nous passâmes une tombée de la nuit épouvantable, dévorés vifs par des myriades de mouches piqueuses, supplées ensuite par des escadrons de gros moustiques voraces. En entendant les hauts cris qui provenaient de notre bivouac, un Sangu hilare vint nous apporter un liniment à base de citronnelle du marais. « Inumisés, nous sommes ! articula-t-il dans un sourire d’excuse.

"La Chantefable des Roseaux" (extrait) de Jon Stark


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