La beauté des âges - par Julien Beauche

Nouvelles & Extraits

Article publié le mercredi 20 juillet 2011 par Cyrallen

Descriptif de la nouvelle par l’auteur

Dans ce conte, un jeune homme plein d’avenir et qui ne peut pas mourir tente d’échanger sa vie contre du travail, une activité. Il s’aperçoit que l’entreprise fonctionne bien et décide de ne rien faire jusqu’à nouvel ordre. Arrivé au terme d’une vie faste, ingrate et infructueuse, il se rend compte de sa solitude et de son isolement. J.L.S.

La beauté des âges - par Julien Beauche :

« Je ne peux pas mourir, assura Arthur Toleresk. _ Eh bien si tu peux pas mourir, je t’engage pour la vie, et si t’es sage et que tu gères bien l’entreprise, tu pourras peut-être prendre ma relève ! fit Marcello, tout en continuant de trier ses papiers. _ Personne n‘a réussi à diagnostiquer ce que j‘ai. _ Attends mais t’es sérieux ? _ Je suis sérieux, monsieur, répondi t Arthur. _ Tu peux pas mourir ? Vraiment ? _ Vraiment, certifia Arthur en levant sa main droite. Sur l’honneur, monsieur. _ Tu viens d’une autre planète, c’est ça ? » Arthur Toleresk ajusta le nœud de sa cravate qui lui serrait un peu trop sa gorge pâle. « Non, rétorqua-t-il, je suis atteint d’une maladie : je ne peux ni vieillir, ni mourir. C’est une espèce de maladie latente, une maladie qui fait vivre, en somme. Curieux euphémisme ! Je ne sais pas quand la mort me frappera, si elle me frappe, bien sûr ! Il y a encore deux jours, j’hésitais à vendre mon corps à la science ! _ Tu veux dire que tu connaitras jamais ça ? dit Marcello en pressant de son index l’une des grosses rides qui marbrent son visage de vétéran. » Arthur secoua la tête. « Je n’aurai pas vos rides détestables ; pas vos cheveux blancs ni vos longs sourcils pareils à des écheveaux disgracieux ; pas votre haleine fétide ni les yeux vitreux que vous avez, vous tous les vieux ; pas votre arthrose ni vos maladies vasculaires. Vous êtes comme un vieux chêne qui dépérit ! _ Il suffit ! cria Marcello. Epargne-moi tes sornettes ! Tout le monde vieillit ! Si c’est pas sur la figure, c’est dans la tête. » Marcello reprit son souffle. « Tu veux travailler pour moi ? demanda-t-il. _ Je sais que vous n’en avez plus pour très longtemps. Je sais aussi que je n’y connais rien à votre job. Néanmoins, j’accepte de travailler avec vous. »

Arthur Toleresk voulut empoigner la main du vieux Marcello, la serrer de force comme on reçoit une personnalité publique, mais il se résigna à le faire. Le lendemain, sans tambour ni trompette, il prit poste à la comptabilité, supplantant son prédécesseur. Comme Arthur n’avait aucune expérience d‘un quelconque travail, il apprit ab ovo le jargon du métier ainsi que toutes les bases de calcul en une semaine. Une tâche épineuse accomplie de main de maître ! Au bout d’un mois, Arthur était rodé. Quand le vieux Marcello cassa sa pipe, le jeune comptable, tout de noir vêtu et sujet à l’hyperbole, fut le seul à se rendre à l’enterrement. C’était un peu comme si l’on commémorait la mémoire d’un vieux patriarche, mais dans la plus stricte intimité ; ces ennemis félons loin derrière, prêts à faire feu ; son seul ami toujours fidèle, capable du meilleur comme du pire. Arthur savait qu’il n’allait pas mourir maintenant, que son heure n’était pas encore venue. Il ignorait, par ailleurs, quand elle surviendrait ! Aussi, il mit en vente la société séculaire de Marcello ; il revendit ses parts, après un fameux jackpot, à un homme plus malhonnête et bien plus jeune que lui, lequel allait faire couler la boîte trois mois plus tard, et jouit d’un train de vie moins angoissant. Le « jeune fortuné » avait besoin de se dépenser : à présent, il ferait du sport. On lui dit que l’activité physique assurerait sa longévité, témoin d’une vie prospère, mais sans trop forcer la cadence car, a contrario, cela pourrait lui être fatal. Il en prit bonne note, interrogea son moi et étrenna sa nouvelle lutte.

À l’âge de cent-quatorze ans, Arthur avait encore les traits fins du jeune homme bellâtre, la peau bien tendue et blanche, l’allure svelte, le visage juvénile et pimpant, les prunelles grandes et pleines d‘étincelles. Habile de ses longues jambes musclées, il s’octroyait encore, à son âge prétendument avancé, quelque cents kilomètres chaque jour à bicyclette. Un matin, le jeune centenaire sentit son cœur battre la chamade, rebondir en son sein comme la queue fraichement coupée d’un lézard, marteler comme si ses artères ne répondaient plus de rien. Arthur descendit de sa bicyclette et la tira par le guidon jusque sur le bas-côté de la route. Il prit une grande, très grande inspiration pour contrer la systole ; c’était comme si son cœur allait être extirpé de sa cage thoracique, souillant sa poitrine de faune. L’organe recouvra sa vitesse légitime et Arthur remonta sur son vélo. Après avoir achevé le double de ses distances coutumières, le jeune vieux, arrivé chez lui, se servit une tasse de café (non conforme aux problèmes cardiaques) et s’en alla prendre une douche froide. Tout en se déshabillant, il était toujours, et ce depuis son plus jeune âge, étonné de la raideur de son membre. Il avait beau ne plus avoir la queue verte, comme on dit, en revanche il était certain de satisfaire encore une jeune femme. Cela ne faisait que quatre-vingts ans et des poussières qu’il faisait l’amour ! Aussi, l’idée lui vint en tête de séduire une jolie donzelle dans les jours à venir. Il n’avait guère eu d’expérience depuis qu’on lui avait offert une véritable nuit avec une vraie danseuse de Pigalle pour ses cent ans. Rectification : c’est lui qui s’était « offert » cette nuit torride. Cela changeait de la Beauce ! Et depuis, rien sur lui, physiquement parlant, n’avait changé. La danseuse en question devait être à la retraite, les seins serrés dans un corsage miteux, abandonnée par ses enfants presque trentenaires et jouissant d’une vie plus saine, à des lieues de la folle honteuse qu’est leur mère ! Arthur se caressa et acheva de s’habiller.

À presque deux-cents ans, fatigué de ne rien faire, fatigué de sa vie trop narcotique, fade et prévisible, Arthur, ce jour-là allongé dans son canapé, confondit ses songes à la triste réalité. Il savait qu’il n’allait pas mourir ; ni aujourd’hui, ni demain, ni l’année prochaine. Il s’interrogea dès lors sur cette immortalité à laquelle il n’avait pas encore pensé. Son oisiveté eut raison de lui. Pourquoi perdre son temps à chercher de la nourriture, des victuailles, puisqu’il est immortel ? Il pourrait s’empoisonner à fourrager dans les poubelles que ce serait pareil ! N’importe quel quidam sur cette terre aimerait naître et vivre, sans connaissance de cause, jusqu’à des âges improbables, connaître des révolutions sans avoir à être inquiet de son futur, apprendre toutes les littératures, braver des années d’insouciance sans être meurtri, battre le vent, les orages, les cataclysmes et en ressortir indemne. Arthur, nonobstant son allure toujours droite, commença à montrer ses premiers signes d’essoufflements. Il se courba avec les années. Non pas à cause de sa vieillesse toujours plus reculée quelque part dans le cosmos des âges, mais à cause de cette paresse qui l’avait pour ainsi dire contaminé. Il n’avait pas touché une fille depuis des lustres et souffrait de son absence de communication avec autrui ; objet de son marasme passager. Mais que pouvait-il dire ou affirmer à ces badauds ? Qu’il était né de rien, venu de nulle part ? Rien ne vient de rien, assure Marc-Aurèle. Cependant, n’importe qui l’aurait pris pour un fou, ou l’aurait enfermé dans une cage comme monstre de foire s’il avait avoué être bicentenaire. Aussi, il préférait vivre reclus, investi dans son farniente, las, face à ses problèmes et à sa longévité outrancière qui, chaque jour, l’enfonçaient de quelques pieds de plus sous terre.

Une nuit, Arthur a rêvé du ciel, de l’espace, d’une pouponnière d’étoiles plus brillantes que les choses les plus lumineuses qu’on dégotte sur la Terre. À 25 années-lumière, dans la constellation de la Lyre, brille Véga et sa beauté lazurite, la cinquième étoile du ciel. Arthur en a assez d’observer ce même ciel ou d’y songer. À rebours, il aurait préféré se trouver sous les Tropiques ou plus au sud encore dans l’hémisphère austral. De là, il pourrait aisément observer la Croix du Sud ; ne pas seulement y songer, s’y trouver en immersion, entre Acrux et Gacrux, à quelques portées du Sac à Charbon : nébuleuse obscure de quelques milliers d’astres, comme autant de chèvrefeuilles, caressant les pieds de notre Voie Lactée. D’où se trouve Arthur, seuls le Cygne et son étoile Deneb dansent comme des fanaux dans l’obscurité opaque. Quand Arthur n’y songe pas, il regarde Sirius, dans la constellation du Grand Chien : l’étoile la plus brillante de notre ciel, notre guide à tous. Elle est épinglée là, céleste et lumineuse, elle éclaire nos nuits brumeuses, pénétrant les nues, nous dédaigne car elle est loin ; sa lumière a une portée de plusieurs milliards d’années. Une lumière éternelle parmi les lumières immortelles des étoiles mortes. Elle nous provoque, de sa beauté blafarde, car elle sait tout et l‘on ne sait rien d‘elle. Puis Arthur se laisse aller : Canopus, la géante rouge Arcuturus, la naine jaune Alpha Centauri A, Véga. Mais ce qui est visible de son perron n’intéresse point Arthur. La Croix du Sud lui évoque tant de symboles et de fanions. Pour lui, la paix perpétuelle de Kant est l’exploration de l’espace. Il n’est pas de plus chevaleresque exploit sur notre Terre. Dire que la Terre est une idée est un lieu commun. Dire qu’elle mourra, aussi. Toutefois, lorsqu‘il disparaîtra avec la Terre, Arthur saura qu’il n’a pas mis un pied sur une autre planète, que celle-ci soit une géante gazeuse encore non explorée du Système Solaire ou une planète tellurique d’un autre système, peut-être colonisée, qui sait, dans une autre galaxie, ou dans la Croix du Sud. Il mourra avec la Terre parce que la Terre n’est pas immortelle. Dès lors, son corps résistera-t-il à une telle explosion ? Ou bien, ne sera-t-il pas immunisé contre une maladie nouvelle, dans un lointain avenir, quand les descendants des hommes seront devenus des plus qu‘humains, bien plus forts et plus puissants que lui ? Non, la vérité est que l’on ne vit pas assez longtemps, même si on est immortel, et que la science régresse, au même titre que l’humanité. L’essence de l’homme, assure Spinoza, n’enveloppe pas l’existence nécessaire. Arthur a cherché en vain un corollaire, trop convaincu que son moi corroborerait ses interrogations sur sa place dans l’univers.

En pleine ère du réchauffement climatique, il souhaiterait connaître l’ère glaciaire, celle des extinctions.

La Croix du Sud, surnommée la Boîte à Bijoux, est entourée, en partie, par le Centaure : autre phantasme inavouable d’Arthur. Le Centaure, amas d’étoiles fécondes, est observé depuis des siècles, du sommet de son large crâne jusqu‘à la pointe de sa queue. Au IIème siècle après J.C., Ptolémée lista la constellation dans le Livre VIII de son Almageste. Proxima du Centaure, Beta Centauri, Alpha du Centaure : toutes ont des caractéristiques bien distinctes. Arthur médite aussi sur les étoiles binaires. Davantage que Sirius, qui est finalement la plus aisée à définir, c’est Porrima sa plus fervente dame. In fine, et parce que les étoiles ne sont pas les uniques corps célestes que l’univers a à nous offrir, Arthur suivra la trajectoire épicycle des planètes afin de vagabonder sur plusieurs d’entre elles. Le voyage intergalactique est intrinsèque. Mais qu’en est-il de la pensée ? Devrait-il saisir Venus et y trouver asile lorsque cette dernière apparaît dans le ciel d’avril ? Pris dans la tourmente d’un pulsar, il se réveille comme chaque fois rongé par une migraine carabinée.

C’est à l’âge de quatre-cents ans qu’Arthur reprend le sport (après des années de pantomimes funestes) ; alors il se souvient, en dépit de sa mémoire défaillante, que l’activité pèse sur son cœur, lequel menace à tout moment de rompre ; seule issue qui le rattache à la mort. Autres symptômes : ses os, fragiles et vulnérables, pareils à des os d’ancêtre, sont un point plus crucial que la pompe de sa vie. Il ressort son vélo archaïque, tenant sur ses roues on ne sait comment, et s’en va sillonner la Beauce, vers le sud. Il abat presque autant de kilomètres que d’années qu’il a vécues. Arrivé dans le bordelais, son cœur, qui jusque-là n’avait point désiré la retraite, accomplit ses derniers battements, et Arthur, désormais seul maître à bord, commence à chanceler comme autant de chemins ondoyants, puis dégringole dans le fossé broussailleux. Quand il est mort, on a cru que ce jeune homme, modeste mais bien cambré, n’avait pas vécu plus de vingt ans, malgré une scoliose obstinée et séditieuse ; son squelette meurtri, aux os poreux comme du calcaire, avait maintes fois menacé de se briser. Arthur emporte avec lui non seulement le diable de sa vie ; le malin qui l’a arraché des entrailles de la terre, mais tout l’enfer d’une vie de plusieurs hommes.

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