"Après les choses" de LN

Nouvelles & Extraits

Article publié le mardi 1er janvier 2008 par Cyrallen

Vous croyiez tout savoir sur l’an 2000 ? Vous vous dites que de toutes façon cette date fatidique est déjà passée ? Vous vous trompez.

Vous pouvez également trouver cette nouvelle sur le site d’un auteur amateur : http://desire.boulet.free.fr

"Après les choses" de LN :

Je l’ai rencontrée juste un peu avant. Si je l’avais rencontrée plus tôt, je l’aurais peut-être suivie, après.
Un ami me l’avait présentée. C’était lors d’un repas chez lui, à Paris. Une espèce de traquenard dans lequel je m’étais volontairement fourré. Ce repas devait me permettre de mettre un terme à ce célibat qui m’avait poussé à jeter des dizaines d’e-mails, comme autant de bouteilles à la mer.
On a discuté toute la soirée. C’est ma technique de drague. La saouler de mots jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, puis à la faveur d’une minute d’inattention, un bâillement, par exemple, emballer. Ca a marché à tous les coups. Enfin avec la dizaine de filles qui m’ont laissé commencer…
Elle avait lu pas mal de mes textes. Un bon début, pour moi. On a donc beaucoup parlé de Borges, évidemment. Et de Russel, de philosophie et de bouquins. On a parlé de physique quantique, des ondes de Broglie, de la dualité onde-corpuscule, de ces grains de matière qui n’en sont pas vraiment. Ces yeux pétillais lorsque je lui expliquais que, à l’échelle atomique, la matière n’existe pas, que tout est onde de probabilité. J’aurais dû me méfier lorsqu’elle me poussait à continuer une vindicte contre le matérialisme, qui par ailleurs ne m’avait jamais rien fait. Elle prenait ça vraiment trop à cœur, comme si elle avait une opinion là-dessus. J’avais l’impression d’être face à une militante politique qui défendrait le pauvre monde des idées, face au monstre matérialiste. Pour moi, tout cela n’était qu’un prétexte pour draguer la plus jolie fille de la soirée. Pour elle, sa vie en dépendait
Un jour, c’était toujours avant, elle me dit qu’elle mourrait bientôt. Pourquoi, lui demandai-je ? Pour rien… Ou presque. Pour une futilité, un coup de tête, heureuse et insouciante, me répondit-elle ingénue… J’étais déjà trop accro pour l’interroger. Je changeai de sujet. Ce genre de blague, ça allait bien cinq minutes. Mais ça collait trop avec certains détails.
Plus d’une fois, j’avais remarqué son insouciance. Rien ne semblait la toucher et je crois que c’était ce que j’aimais le plus en elle. Le genre de fille qui éclatait de rire lorsqu’elle se brûlait en cuisinant, vous voyez ? C’était agréable, facile à vivre, une fille comme elle. Une fille qui ne s’attachait pas aux choses. Un jour, elle donna un pull qu’elle venait d’acheter à un type qui faisait la manche dans le métro. Nous n’avions pas de monnaie à lui donner, m’expliqua-t-elle. Les choses, et même son propre corps, parfois, n’avaient aucune valeur à ses yeux : On s’en fout ! C’est matériel, riait-elle. Ca m’inquiétait, aussi. Quand je la titillais, elle me répondait après, après…
Puis il y a eu le nouvel an. Depuis des semaines, elle ne pensait qu’à ça. Elle avait préparé une énorme fête. D’accord, c’était le nouvel an, mais de là à dépenser toutes ses économies en une soirée ! Je lui disais Eh ! L’an 2000 est passé. Elle me répondait Justement ! Non ! Pas encore ! On était en 2002 pourtant. Je ne comprenais pas, elle ne s’expliquait pas : Après, après…
Le soir venu, la soirée était hallucinante. Il y avait d’un côté mes amis qui passaient un nouvel an normal. Certains picolaient comme de juste, d’autres ne s’étaient pas remis de leur cuite de l’an 2000 et fuyaient depuis tout excès.
Ses amis à elle s’en donnaient à cœur joie. Ils riaient, ils chantaient, et regardaient leur montre toutes les deux minutes.
Avant onze heures, l’agitation était maximale. Mes amis regardaient les siens.
Certains essayaient de se mêler à leur groupe, mais ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas du même monde. A onze heures cinquante-neuf et cinquante secondes (onze heures !), ils ont commencé à compter 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1…
Alors les cris ont jailli. Presque toutes les filles ont pleuré. Mes amis et moi étions figés. Certains me demandaient à quelle secte appartenait ma nouvelle copine.
Lorsqu’elle vint m’embrasser, après tous ses amis, je lui demandai : Vous ne pouviez pas tenir une heure de plus ? Mais non, me dit-elle, justement, il est minuit à l’heure solaire ! Et le vrai an 2000, c’est aujourd’hui, en 2003 !!! J’avais entendu parler de ce moine copiste qui s’était trompé d’année et avait décalé ainsi notre calendrier de trois ans. L’an 2000 serait en 2003 ! Et alors, On s’en fout ! Non, au contraire, répondit-elle.
Elle paraissait tellement heureuse et j’avoue que je cédais vite à ses caresses et à ses baisers.
Avant même minuit, tous ses amis étaient déjà partis. Ils n’avaient même pas eu la correction d’attendre notre nouvel an, à nous. La soirée tourna court, et mes amis prirent vite congé, après quelques Merci de circonstance. Je passai alors la nuit la plus étrange et la plus tragique de ma vie !
Alors qu’on rangeait les verres pleins de mégots et les canettes presque pleines, elle se mit à parler. Elle avait dû tellement attendre que les mots sortaient tous seuls. On ne vit pas dans le même monde, me dit-elle. Le tien s’est achevé il y a quelques heures. Le mien vient de commencer. Ton monde est celui de la matière, le mien celui de la pensée. Je ne dis pas que la matière a brusquement cessé d’exister. Mais elle a commencé à perdre son contenu. Et elle continuera à se vider pendant encore mille ans.
Depuis la nuit des temps, l’univers oscille entre les choses et les idées. Des cycles de 2000 ans se succèdent. Durant 2000 ans, la matière est dense, les hommes sont durs. Les 2000 ans suivants, les idées prennent le dessus, l’idéalisme règne.
Ca ne se passe pas brutalement, me dit-elle. Bien-sûr, tout cela est cyclique.
Le processus de dématérialisation est très lent. Il atteindra son maximum dans 1000 ans. Avant que la matière ne commence à reprendre ses droits. Les cycles sont si lents que les hommes s’en rendent à peine compte. Tout au plus remettent-ils en cause leurs théories. Mais c’est normal, selon eux. Ils appellent ça le progrès. Deux hommes ont su à l’avance. L’un était un génie, l’autre un traître.
Le génie s’appelle maintenant Aristote. Quatre siècles à l’avance, il avait prévu l’avènement de l’ère de la matière. Pourtant, il était des nôtres. Je veux dire, un idéaliste. Il était très peu matériel, c’est pour ça qu’il était un génie.
Le traître, c’est Borges. Lui aussi était un idéaliste. Mais il était tenu au secret jusqu’à aujourd’hui, s’il avait vécu.
Mais il devait parler, c’était son destin. Alors, on l’a aveuglé. Parce que son destin était d’être écrivain, et on a pensé que, privé de ses yeux, il ne parviendrait pas à divulguer le secret. Finalement, il a trahi les siens. Mais le mal n’a pas été trop grand. Sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius n’est pas une fiction. Il l’a publiée dans un recueil de nouvelles comme une fiction parmi tant d’autres. Mais ce n’est pas une fiction, c’est un reportage, une prophétie !
Tlön existe. J’en viens ! Ne me regarde pas comme ça ! Tlön, c’est la Terre ! Je ne suis pas une extra-terrestre. Je ne suis pas folle non plus. La science n’existe pas, l’étude du monde n’a plus de fondement. Seules les idées existent, pour les 2000 ans à venir. Pratiquement personne ne s’en rendra compte. Les gens continueront de vivre normalement.
Mais je veux que toi, tu saches.
Elle sortit une petite pièce de cuivre de sa poche, un peu oxydée par la pluie du mercredi, dit-elle. On l’utilise comme preuve de la non-continuité de la matière. Avance ta main, la paume au-dessus. Alors, elle lâcha la pièce sur ma main, et la rattrapa, d’un geste vif, sous ma main. Je n’y croyais pas. J’étais furieux. Brutalement, je lui arrachai la pièce, je la tournais entre mes doigts. Elle n’avait rien de spécial. Elle recommença l’expérience. Plusieurs fois. La pièce passa au travers de la table, au travers d’un coussin que je tenais à deux mains. Dans mon esprit, les théories de Russel se mélangeaient à celles de la physique quantique, à ces particules qui peuvent traverser un mur par plusieurs trous à la fois. C’en était trop pour moi. Le soleil venait de se lever. Je voulais sortir prendre l’air. Elle m’accompagna en souriant. Nous marchions lentement dans les rues de Paris. Elle m’expliquait quelles autres preuves m’apporteraient les prochaines années. Brusquement, elle traversa un grand boulevard. D’un cri je voulu l’arrêter. Elle se tourna vers moi, un sourire aux lèvres. Elle eut à peine le temps de me faire un petit signe de la main. Le camion ne pouvait plus l’éviter ! Elle gisait sur le trottoir, entre deux traces de pneus. Son corps était intact. Elle était morte. Le camion ne l’avait pas touchée ! !

- L. N. -


Réactions sur cet article

Aucune réaction pour le moment!



 
Propulsé par SPIP 1.9.2g | Suivre la vie du site RSS 2.0