Les lions d’Al-Rassan

KAY Guy Gavriel

Article publié le samedi 29 décembre 2007 par Cyrallen
Mis à jour le jeudi 28 août 2008

Quatrième de couverture :

Ce fut juste après midi, peu avant le troisième appel à la prière, qu’Ammar ibn Khairan franchit la poterne des Cloches et pénétra dans le palais de l’Al-Fontina, à Silvènes, pour s’en aller assassiner le dernier khalife d’Al-Rassan.

L’avis de Cyrallen :

En Al-Rassan, anciennement appelée Espéragne mais conquise depuis par les féroces Muwardis venus du désert et adorateurs des étoiles d’Ashar, les cités autrefois resplendissantes comme Cartada ou la célèbre Silvène ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes depuis l’assassinat du dernier khalife. Les roitelets qui succèdent maintenant aux lions vont devoir se préparer à subir l’affrontement imminent avec les trois royaumes situés plus au nord, Le Ruende, le Vallédo et la Jalogne, pourvu que les fils et le frère du défunt roi Sancho le Gros d’Espéragne qui les dirigent parviennent à surmonter leurs dissensions perpétuelles.

Près d’un an en amont de ces évènement historiques, Jehane bet Ishak, fille d’un célèbre médecin et médecin elle-même de foi Kindath, religion persécutée depuis des siècles qui adore les deux lunes sœurs, est à cent lieux de se douter qu’elle se trouvera exactement dans l’œil du cyclone lors des hostilités, qu’elle rencontrera le même jour le célèbre Capitaine Rodrigo Belmonte du Vallédo dévoué à Jad, adorateur du soleil, ainsi que son jumeau spirituel inattendu en la personne d’Ammar ibn Khairan d’Aljais, l’assassin du dernier khalife d’Al-Rassan vingt ans auparavant, et de religion Asharite, adorateur des étoiles d’Ashar.

Rebondissements perpétuels, écriture filante comme l’eau torturée d’une rivière aux multiples courses, Les lions d’Al-Rassan ne cesse de surprendre. Par ses personnages tout d’abord, extrêmement attachants et magnifiquement exploités du premier au dernier, flamboyants et majestueux dans l’accomplissement de leurs plans, ceux-ci étant d’ailleurs assez imprévisibles de par la complexité des esprits tortueux qui les ont forgés.

Par ses cités ensuite, dont le pouls bat au rythme des évènements plus ou moins dramatiques qui s’y déroulent, qui frémissent aux rumeurs battant la campagne et tremblent à celles venant des palais même des gouverneurs et rois présents entre les murs de ces villes. Envoûte enfin par un éclairage différent de la situation suivant les évènements en cours et les personnages présents, ce qui ne fait qu’accentuer la sensation de réalité et l’implication du lecteur dans chacun des mouvements successifs joués sur ce grand échiquier qu’est l’Al-Rassan, avec ses pièces maîtresses susceptibles de tout faire basculer…

A noter une absence quasi parfaite de tout ce qui fait le folklore de la fantasy, avec ses pouvoirs spéciaux et ses créatures imaginaires, au profit d’un hyper réalisme qui s’inspire de l’histoire réelle de l’Espagne actuelle. Et puisque l’on classe la science-fiction hyper-réaliste dans la hard-science, j’appliquerai volontiers le terme de "hard-fantasy" aux Lions d’Al-Rassan ;-)

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L’avis de Philémont :

Ce n’est pas très original mais je dois dire que je suis parfaitement d’accord avec tout ce qu’a écrit Cyrallen au sujet des Lions d’Al-Rassan. Et j’irai même un peu plus loin en classant ce roman dans la catégorie des chefs-d’œuvre !

Tout est réuni en effet pour le faire rentrer dans cette catégorie : une épopée épique, une écriture parfaite (doublée d’une excellente traduction de Élisabeth), des personnages parfaitement détaillés dans leurs actes et dans leur esprit et, surtout, un parallélisme très habile avec l’Histoire réelle de l’Espagne, et des religions qui ont fait ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Le roman débute alors que l’Espéragne (l’Espagne donc) est sous la coupe des Asharites (qui rappellent étrangement les musulmans). Or, dans les faits, ce qui domine l’histoire de l’Espagne médiévale c’est l’invasion musulmane de 711 qui aura des conséquences très importantes aux niveaux politique, social, religieux et moral.

Dans le nord de l’Espéragne règnent encore les Jaddites, apparentés aux chrétiens de l’Histoire réelle. Ceux-ci sont totalement désunis depuis que l’Espéragne est tombée aux mains des Asharites, mais ils finissent généralement par se mettre d’accord sur leur dessein commun : reconquérir l’Espéragne.

A la fois chez les Asharites et chez les Jaddites vit indifféremment une minorité religieuse, les Kindaths (les juifs), la plupart du temps tolérée, parfois exterminée par l’une ou l’autre des deux autres religions… On trouve chez eux les meilleurs médecins de cette Espéragne/Espagne médiévale.

Tout le roman s’articule sur les rapports entre Asharites, Jaddites et Kindaths. Mais cela ne se résume pas à une croisade de 583 pages ponctuée de massacres gratuits de la minorité Kindath. Guy Gavriel Kay préfère nous décrire comment la rencontre de ces trois religions va conduire à la naissance d’une civilisation différente, plus tolérante, et qui, on le sait, conduira l’Espagne réelle à un rayonnement culturel pendant quelques siècles.

Les trois personnages principaux représentent chacun une religion. Ils sont magnifiquement dépeints dans leurs actes, leurs sentiments et leurs déchirements. On a vraiment l’impression d’être à leur place à la lecture du roman, impression accentuée par les légers flash-back d’une scène à l’autre. Même les personnages secondaires ne sont pas en reste et participent activement à l’impression de force qui émane de toute cette oeuvre.
Superbe !

Extraits :

1- Par la suite, rétrospectivement, Jehane se rendit compte avec acuité que le plus petit geste, en cet instant, aurait pu tout changer. Elle aurait si aisément pu dire à ce Cartadène raffiné et beau parleur qu’elle irait visiter ibn Mussa plus tard dans la journée. Et dans ce cas - impossible d’échapper à cette pensée - elle aurait connu une existence très différente.
Meilleure, pire ? Nul ne pouvait répondre à cette question. Les vents soufflaient l’orage, oui, mais parfois ils balayaient aussi les nuages bas qui obscurcissaient le ciel, et sur une hauteur on pouvait alors jouir du spectacle splendide des levers ou des couchers de soleil, ou encore de ces nuits claires et coupantes, lumineuses, où lune bleue et lune blanche semblaient traverser telles des reines un ciel semé d’étoiles aux configurations étincelantes. (…)
L’inconnu était Ammar ibn Khairan d’Aljais. Le poète, le diplomate, le soldat. L’homme qui avait assassiné le dernier khalife d’Al-Rassan. Elle apprit son nom lorsqu’ils arrivèrent chez son patient. Ce fut le premier grand choc de la journée. Mais non le dernier. Elle ne put jamais décider si elle l’aurait suivi en connaissant son identité.
Une existence différente, si elle ne l’avait pas suivi. Moins de vent, moins de pluie. Et peut-être aucune de ces visions offertes à ceux qui se tiennent sur les hauteurs du monde, dans les bourrasques.

2- Cent trente neuf citoyens de Fézana se rassemblèrent dans l’aile neuve du château cet après-midi là. Ce qui s’ensuivi fut connu à travers tout l’Al-Rassan comme le jour de la Douve. Voici ce qui arriva.
La nouvelle addition au château de Fézana était d’une conception particulière, fort inhabituelle. (…)
Le trop fameux Ammar ibn Khairan, qui traversait ces salles en compagnie des invités, était aussi bien trop poli pour mentionner explicitement la raison d’une présence militaire renouvelée à Fézana, mais personne dans l’assemblée des dignitaires de la ville ne pouvait se méprendre sur la signification d’installations aussi vastes. (…) Ce qu’ils voyaient était de toute évidence destiné à intimider.
En réalité, c’était un peu plus que cela.
La nature curieuse du concept de cette nouvelle aile devint plus apparente quand - troupeau d’hommes prospères vêtus de magnifiques atours - ils traversèrent le réfectoire pour se rendre à l’orée d’un long corridor. Ce tunnel étroit, leur expliqua ibn Khairan, était conçu dans des buts défensifs et menait à une cour où les wadjis effectueraient la consécration et où le prince Almalik, héritier de l’ambitieux royaume de Cartada, attendait de les recevoir.
Les membres de l’aristocratie et les plus prospères marchants de Fézana pénétrèrent un à un dans ce corridor obscur, escortés tout du long par des guerriers muwardis. En s’approchant de son extrémité, chacun put à son tour distinguer un éblouissant éclat de soleil. Chacun d’eux fit une pause, les yeux plissés, presque aveuglé au seuil de la lumière, tandis qu’un héraut annonçait leur nom d’une voix à la gratifiante sonorité.
Et alors qu’ils avançaient en clignant des yeux dans la lumière aveuglante pour offrir hommage à la silhouette vêtue de blanc, à peine discernable, qui siégeait sur un coussin au milieu de la cour, chacun des invités fut décapité, d’un unique coup de cimeterre, par l’un des Muwardis qui se tenait de chaque côté de l’arche du tunnel. (…)
Un par un, pendant tout cet après-midi d’été sans nuage, à la chaleur accablante, les membres de l’élite de Fézana longèrent le tunnel sombre et frais puis, éblouis par leur retour au soleil, suivirent la proclamation sonore de leur nom par le héraut jusque dans la cour blanche où ils furent abattus. On avait choisi les Muwardis avec soin. Il n’y eut pas un raté. Personne ne laissa échapper un cri. (…)
Il se trouvait que le prince, dont les relations avec son père n’étaient pas tout à fait cordiales, n’avait pas été informé de cet aspect essentiel de son agenda de l’après-midi, planifié de longue date. Le prince avait d’ailleurs demandé où étaient les wadjis. Nul n’avait pu lui répondre. Après l’arrivée du premier invité, sa décapitation subséquente et l’atterrissage de la tête tranchée à quelque distance du corps qui s’affaissait, le prince ne posa plus de questions. (…)
Après le passage dans le tunnel du dernier des invités, Ammar ibn Khairan, l’homme qui avait assassiné le dernier khalife d’Al-Rassan, s’engagea seul dans ce corridor pour se rendre dans la cour. Le soleil se trouvait à l’occident à ce moment, la lumière vers laquelle il marchait longuement à travers la fraîche obscurité était douce, accueillante, presque digne d’un poème.

3- Que seule la peine parle ce soir.
Que la peine nomme les lunes.
Que la pâle lumière bleue soit Perte
Et que la blanche soit Mémoire.
Que les nuée assombrissent l’éclat
Des hautes et saintes étoiles,
Tel un funèbre suaire entourant la rivière
Où il avait coutume de se désaltérer.
Là de moins nobles bêtes à présent se rassemblent
Puisque le Lion jamais n’y reviendra…


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